"A home isn't always the house we live in. It's also the people we choose to surround ourselves with" - ft Daemon Targaryen

Le temps capricieux de Peyredragon était à l'image des humeurs successives du prince Vaurien. La tempête qui paralysait l'île depuis deux jours était la même météo qui régnait dans son cœur.
Ce voyage à Castral Roc aurait pu être un pas en avant entre Rhaenyra et lui. Cela l'avait été pendant un moment, Daemon avait espéré qu'ils pourraient peut-être effacer un peu de cette distance et de cette colère. Lui faire entendre la vérité auprès d'Orties avait déjà été un grand pas mais tout ce qui était arrivé ensuite... Daemon ne parvenait pas à se débarrasser de cette nouvelle colère que Rhaenyra avait créé chez lui.
Il ne parvenait pas à comprendre... Comprendre comment elle pouvait tolérer que les Verts puissent respirer de nouveau, qu'ils puissent s'être tous retrouvés à Villevieille, alors qu'eux n'avait plus qu'une dynastie détruite par leur faute, et que leurs enfants restaient morts. Plus le temps passait, plus Daemon désespérait de revoir ses fils.

Leurs fantômes lui apportaient souvent du réconfort dans cette forteresse qu'il ne parvenait plus à voir lui aussi que comme maudite, comme tout ce que les quelques pêcheurs de l'île avaient pu en dire avant le retour des Targaryens.
Pourtant, ils lui devenaient insupportables ces temps-ci. Ils ne faisaient que lui rappeler qu'ils n'étaient pas là. Son brave Jacaerys. Son doux Lucerys. Son intrépide Joffrey. Sa tendre Rhaena. Sa téméraire Baela. Son sensible Aegon. Son adorable Viserys. Sa trop regrettée Visenya...
Le temps l'avait empêché de quitter l'île, d'occuper ses journées à débarrasser les routes royales des bandits qu'il vendait à tel ou tel seigneur des Terres de la Couronne, empêché de fuir leur souvenir trop pesant, trop douloureux.

Comme il avait fini de ranger la bibliothèque, Daemon avait laissé ses instincts le diriger du côté de Montdragon. L'idée de revendiquer un nouveau dragon jusque-là, l'avait presque dégoûté.
La perte de Caraxes était trop grande, trop gravée dans son âme. Il avait partagé toute une vie avec le Sanguinaire, il avait été son seul et fidèle compagnon pendant si longtemps... La seule constante de sa vie, plus que Rhaenyra, plus que Viserys... Leur lien avait été indestructible, unique. Lorsque le jeune Daemon, de dix et six années à peine avait entendu l'appel solitaire, brisé et dangereux d'une âme aussi troublée que la sienne, cela avait été presque évident. Son lien avec Caraxes avait été une évidence, même quand le Sanguinaire avait presque failli le brûler vivant lorsqu'il l'avait approché pour la première fois. En définitive, l'insolence du jeune prince de la ville avait fini par séduire sa bête.

Le remplacer laissait un goût amer dans sa bouche, un sentiment de trahison. Un goût de changement impossible et intolérable. Et pourtant...
Daemon s'était retrouvé au cœur de Montdragon. Il y était déjà allé auparavant mais jamais dans l'idée d'essayer d'approcher un dragon, de se lier à l'un d'eux. C'était toutefois la présence d'un dragon qui avait guidé ses pas jusqu'à l'une de ses caves.
Il l'avait déjà aperçu, une ou deux fois, voler ci et là dans les cieux de Peyredragon. Un rouge trop semblable à celui de Caraxes. Les yeux l'avaient fixés avec intérêt et menace, le rugissement avait laissé à Daemon le loisir d'apercevoir des crocs mortels et la promesse de flammes qui attendaient dans la gueule.
Il s'était retrouvé devant lui comme un imbécile, et tout ce que son esprit avait pu lui donner, c'était ce pathétique sentiment de trahir un dragon qui était pourtant mort depuis des siècles... Qui ne reviendrait pas. Qu'il avait lui-même condamné en allant affronter Aemond et Vaghar.

Oh Daemon avait bien essayé de parler, d'utiliser son Haut Valyrien mais en vain. Sa voix était restée emprisonnée au creux de sa gorge et la bête immense était arrivée à cours de patience, le forçant à fuir la grotte, à retourner d'un pas furieux dans la forteresse, non pas auprès de Rhaenyra mais plutôt, auprès de sa mère.
Habituellement, et malgré la colère qui avait pris un nouveau tournant cette dernière lune, Daemon passait ses nuits avec Rhaenyra, dans la chambre qu'ils partageaient. Apprendre sa mort avait fait naître chez lui une répugnance à la quitter. Pourtant, cette nuit-là, il l'avait passé dans les appartements de sa mère, à ruminer sa frustration, sa déception. À sa façon du moins.

Ce n'était qu'à l'aube que le prince avait quitté sa mère, quittant de nouveau la forteresse. Ses pas l'avaient guidé jusqu'aux remparts, le regard rivé sur Montdragon.
Il bouillonnait malgré le froid printaniers coutumier de l'île ancestrale de sa famille. Les vagues qui s'écrasaient tout en contrebas était un sort qu'il rêvait debout de faire subir aux Verts.
Tant emportés par ces émotions diverses, Daemon ne réalise pas la présence qui approche dans son dos. Il manque même, au début, le son de sa voix, la confondant avec un fantôme.
Sauf que lorsqu'il tourne la tête, Daemon se retrouve littéralement paralysé, le souffle coupé.

Ses prunelles violettes ne cessent de fixer les boucles brunes, le visage si doux de Lucerys, une part de lui se demandant à quel moment il va se réveiller.
Mais plus il observe les lèvres du petit brun bouger, plus il réalise que ce n'est pas un fantôme face à lui.
Ses propres lèvres s'entrouvre sous le choc, l'air frais brûlant ses poumons comme son cerveau tente d'accepter ce qui est en train de se passer, de comprendre ce que Lucerys est en train de lui dire.

Combien de temps s'écoule-t-il pendant qu'il reste ainsi, comme un abruti à observer son fils ? Car Lucerys était son fils, tout autant que l'avaient été Jace et Joffrey, peu importait qu'ils partagent son sang ou non. De la même manière, qu'ils n'avaient jamais été des bâtards à ses yeux. Dans leurs veines, coulait le sang de Rhaenyra avant tout, le sang de l'Ancienne Valyria et c'était tout ce qui lui importait.
Il avait sans doute été un peu plus distant de Jace et Lucerys qu'il ne l'avait été de Joffrey mais le dernier des fils de Rhaenyra avait été trop jeune pour se rappeler des deux pères qu'il avait perdu. Lucerys et Jace, eux, avaient connu Laenor et Harwin. Daemon leur avait laissé leur espace même s'il s'était toujours assuré de leur bien-être.
Un temps infini sans aucun doute avant que d'une façon très soudaine, autant pour lui que pour Lucerys, il se retrouve à fondre sur le jeune prince pour le serrer contre lui, ses mains plaquées dans ses boucles brunes.

Il ne fallut qu'un instant cependant pour que Daemon ne renoue avec son horreur des effusions de sentiments et qu'il ne finisse par se reculer un peu, non sans garder toutefois une main sur l'épaule de Lucerys.

« Désolé ? Est-ce que tu as perdu la tête, Lucerys ? Désolé de quoi ? D'avoir tenu parole ? D'avoir été assassiné ? »

Si Daemon avait été un dragon, il aurait rugi. D'ailleurs, son ton n'était pas loin du rugissement. En aucun cas, Lucerys n'était responsable de quoi que ce soit. Il leur avait été arraché, sauvagement, injustement et il aurait beau tuer Aemond un millier de fois, ce ne serait jamais assez pour effacer la peine, la douleur et les dommages que cette mort avait causé.

Son visage se radoucit pourtant, comme il observe son doux visage. Il a grandi cependant, vieilli un peu, il a l'impression. Sa main se pose finalement sur sa joue, son pouce l'effleure brièvement.

« Tu es revenu, maintenant. C'est tout ce qui compte... »

Il avait toujours été difficile pour Daemon de trouver un véritable équilibre avec Jacaerys et Lucerys. Difficile de savoir comment se définir pour eux sans braver leurs limites. Dans son cœur, ce qu'il ressentait avait toujours été clair. Même à Lamarck pendant les funérailles de Laena, il avait immédiatement ressenti de l'affection pour les jeunes garçons, d'autant plus après que ces derniers aient volé à la défense de leurs cousines, Daemon n'oubliait pas leur courage et leur grand cœur cette nuit-là. L'une de ses filles, voir les deux, auraient sérieusement pu avoir des problèmes ou se retrouver blessées à cause de ce sale petit rat d'Aemond mais Lucerys avait protégé ses cousines et son frère.
Il importait peu pour lui le père qui avait aidé à les faire venir en ce monde, Harwin Strong avait été un homme honorable et courageux, un homme de confiance. Il y avait tant de lui chez ces garçons mais à bien des égards, il était certain de voir quelques aspects de Laenor aussi, le souvenir de son cousin toujours chaleureux pour le prince vaurien. Mais quoi qu'on en dise, c'est leur mère que Daemon voit par-dessus tout chez ces trois garçons. C'est leur nature de Targaryen qui lui saute aux yeux malgré leurs cheveux et leurs yeux bruns.
Si Daemon a un seul regret quand à la conception des trois premiers fils de Rhaenyra, c'est de ne pas avoir été celui qui les lui ait donné. Mais rien n'est imparfait chez leurs trois fils à ses yeux, rien.

Lucerys été une âme douce et merveilleuse. Cela avait parfois eu tendance à le frustrer car ses leçons de combat en ressortaient souvent chaotiques mais non pas parce qu'il n'était pas doué ou incapable. Non, ce n'était qu'un manque de confiance en lui qui avait parfois donné envie à Daemon de le secouer comme un prunier.
Peut-être que s'il l'avait fait...
La mort de Lucerys avait été le point de départ d'un longue liste d'agonies durant la guerre et rien ne pourrait jamais être comparable à la sensation de pouvoir tenir son fils dans ses bras à nouveau après tant de destructions, tant de pertes. Rien sauf peut-être, sentir Lucerys lui rendre son embrassade...

Pourtant, Daemon ne fut se résoudre à se montrer si faible plus longtemps et il semblait que le jeune homme n'ait rien à redire à ce fait.
Lui en revanche avait tant de choses à redire sur ses excuses, sur sa culpabilité. Comment pouvait-il se sentir coupable d'être mort quand il avait été traqué dans les airs et assassiné brutalement ?
Sa tirade l'agaça profondément dans sa chaire, tout autant qu'elle l'ébranla de constater que son cœur doux et bienveillant était toujours là, intact.
Cependant, Daemon n'était pas certain que quoi que ce soit jusque-là dans sa vie l'ait tant laissé sans voix que les paroles prochaines de Lucerys, que de l'entendre confesser sa joie en haut valyrien... L'entendre l'appeler père, en haut valyrien.

« Je... »

L'on pourrait bien dire ce que l'on voudrait de Lucerys Velaryon. Sans doute n'avait-il pas été le meilleur combattant lors de sa première et trop courte vie, on ne lui avait pas laissé sa chance de prouver sa valeur... Il avait bien trop douté de lui-même et sa gentillesse aurait sans doute eut raison de lui un jour...
Mais personne n'avait jamais réussi à lui enlever mots de la bouche ainsi, lui, le prince vaurien. Avec rage, Daemon détourna les yeux en sentant ces derniers le trahir.

Et tout aussi soudainement que la première fois, Lucerys fut attiré de nouveau dans les bras de son père par cette main restée sur son épaule, et l'autre sur sa joue.
Son étreinte fut plus forte cette fois et Daemon ferma les yeux pour empêcher toute larme rebelle de glisser contre sa joue. Il était déjà bien suffisant de se sentir aussi faible qu'à l'instant, il n'avait pas en plus besoin de se mettre à pleurer comme un vulgaire gosse.

« Espèce d'imbécile... Īlen va moriot biare hen ao.  Kesan va moriot sagon biare hen ñuha tresy... »
"I was always proud of you. I will always be proud of my son..."

Maintenant qu'il l'avait attiré dans son étreinte, Daemon n'avait plus aucun désir de le laisser s'en échapper à dire vrai. Il était en sécurité entre ses bras, ce n'était pas le cas dans le reste de ce monde, encore moins avec les Verts qui étaient de retour eux aussi...
Ainsi, cette fois, Daemon ne se recula pas. Il garda Lucerys précieusement contre lui. Peut-être aussi qu'une part de lui n'était pas prêt à affronter les grands yeux bruns et trop indulgents de ce doux enfant, prêt à laisser se dévoiler toute sa vulnérabilité. Daemon Targaryen restait Daemon Targaryen, après tout.

« J'espère cependant pouvoir découvrir ces nouveaux talents de combat sous peu dans la cour... »

C'est finalement un faible, très faible sourire qui vient naître sur le coin de ses lèvres.

« Et d'entendre ce que tu as à raconter de tes aventures. »

Il n'était pas courant pour Daemon Targaryen de laisser tomber ses barrières. Ces dernières étaient une protection, une nécessité.
Elles l'avaient accompagné tout au long de sa vie, dès qu'il avait été assez grand pour comprendre que son rôle de second fils serait toujours de protéger son frère et qu'il lui faudrait pour cela faire tout ce qui en son pouvoir, même les pires cruautés. Il n'avait jamais rechigné à de telles fins, telle était sa nature : le chaos.
Pour la cour de son frère, il avait été un vaurien et un monstre parfois, pour d'autres un allié redoutable. Daemon savait parfaitement ce qu'on pensait de lui et cela lui convenait parfaitement. Il se prélassait dans cette réputation au goût de scandal et de méfaits.
Pourtant, même les monstres n'étaient pas infaillibles. En était-il un ? Il avait eu l'habitude d'être comparé à Maegor très tôt dans sa vie, d'être appelé le Second Maegor et de se voir affublé toutes sortes de crimes, vices et capacités à commettre les deux précédentes. Et au fond, il avait toujours joué de ces rumeurs, de ces surnoms qu'on ne chuchotait même pas mais qu'on lui crachait bien souvent en pleine figure.
Elles étaient rares, très rares, les personnes qui avaient pu observer les failures et les faiblesses de Daemon Targaryen. En fait, il n'était pas certain de s'être laissé voir en proie à une quelconque faiblesse à qui que ce soit depuis son enfance, avant le voyage qu'il avait partagé avec Rhaenyra jusqu'à Castral Roc quelques temps plus tôt. Qui aurait pu le craindre s'il laissait voir qu'il n'était qu'un humain après tout ?

Car au fond, Daemon n'était qu'un homme. Un homme qui descendait de Valyria, un homme qui montait un dragon et pouvait faire s'abattre un enfer sur le royaume entier s'il lui plaisait, il pouvait faire preuve d'une cruauté sans pareille autant qu'il pouvait se montrer généreux avec le peuple de Port-Réal ou sa nièce. Il était un homme et il avait aussi été un père. L'on pourrait raconter ce qu'on voulait de lui, les livres d'histoire pouvaient retenir l'image qui leur plaisait, ce serait toujours la vérité, Daemon avait été un père.
Sans doute pas le meilleur, sans doute avait-il trop souvent été distant ou avait blessé certains de ses enfants sans le vouloir mais il ne permettrait à personne de douter de l'amour qu'il avait eu dans son cœur pour chacun de ses enfants. Y compris ceux qui n'étaient pas de sa semence. Daemon ne pouvait même pas dire qu'ils n'étaient pas de son sang, Jace, Luke et Joffrey avaient été les fils de Rhaenyra et par conséquent, leur sang était aussi le sien. Il avait aimé ces garçons autant qu'il avait aimé ses filles et les fils que Rhaenyra lui avait donné.
Leurs morts avaient laissé une souffrance indélébile que rien ne pouvait égaler, pas même les pires des blessures qu'on ait pu lui infliger. Une souffrance qui persistait encore à présent, comme il semblait que ce monde les force à vivre de nouveau, que des fanatiques avaient décidé de troubler leur repos pour leur imposer de nouveau une vie où leurs enfants étaient toujours morts et les Verts, eux, étaient revenus.
Y songer lui donner une furieuse envie de casser tout ce qu'il avait sous la main.

Mais Lucerys était là, à présent. Lucerys leur était revenu. Lucerys était dans ses bras, en sécurité et Daemon avait beau haïr ses faiblesses, haïr les dévoiler à qui que ce soit, à cet instant, il était incapable d'y résister. Pour un peu, ses yeux l'auraient presque trahi. Presque.
Son fils.
Lucerys était son fils, il n'avait jamais eu à tergiverser avec lui-même sur le sujet dès lors qu'il avait partagé la vie de Rhaenyra et de ses trois fils. Pourtant, il avait été plus facile de s'approprier le rôle de père avec Joffrey que ça ne l'avait été avec Jace ou Luke, Daemon ne s'en était pas senti le droit total comme ils avaient connus Laenor et Harwin, comme ils avaient été une part de leur vie et que les deux garçons les avait probablement aimé, adoré, admiré.
Il avait laissé son espace aux deux aînés de Rhaenyra mais les sentiments n'étaient pas singuliers, Lucerys n'aurait pu lui faire plus beau présent.

Néanmoins, les doutes que Lucerys lui confia firent se reculer un peu Daemon. Ses bras tenaient toujours férocement le jeune Velaryon contre lui mais il tentait à présent de l'observer. Il ne lui laissa pas le temps de réfuter ces fausses croyances qu'il semblait avoir nourri, sans doute par sa faute et par la distance qu'il avait gardé avec lui et avec Jace, et quand il l'entendit, Daemon baissa un peu les yeux, regrettant finalement de s'être reculé.
Le prince effleura doucement la joue du plus jeune avant qu'il ne se dérobe de nouveau aux orbes brunes pour mieux revenir le serrer dans son étreinte où il avait cette impression qu'il pourrait protéger Lucerys de n'importe quoi au monde.

« Tu es un Targaryen dont je ne pourrais pas être plus fier. Tu... Ne viens peut-être pas de mes entrailles mais tu es mon sang et je t'ai regardé grandir... Tu es mon fils au même titre que Baela et Rhaena étaient mes filles et au même titre que tes frères étaient mes fils. »

Daemon est heureux de la brise qui fait danser légèrement le bas de ses cheveux et onduler les boucles de Lucerys, il peut peut-être mettre le faible ton de sa voix sur cette brise alors pour ne pas avoir l'air faible et sentimental.

« Pardonnes-moi, Lucerys. Cette distance n'avait pas pour but de signifier que tu valais moins à mes yeux. Je n'aurais simplement pas voulu prendre une place qui n'aurait pas été mienne à tes yeux. »

Cela lui coûtait de l'admettre. Cela lui coûtait de tant dévoiler ses sentiments. Pourtant lorsque Luke avait trouvé la mort, lorsqu'il avait appris les morts de Jace et de Viserys, lorsque ses enfants avaient été emportés par Morghul les uns après les autres, il y avait tant de choses que Daemon avait regretté, des choses qu'il n'avait pas faite avec eux ou qu'il ne leur avait jamais dites.
Ne serait-ce pas un peu stupide de ne pas le lui dire, de ne pas lui dire qu'il l'aimait comme son fils, qu'il était fier de lui maintenant qu'il le tenait contre lui de nouveau, maintenant qu'il avait de nouveau la chance de le faire ?
Daemon se ferait violence, juste pour pouvoir dire à son fils qu'il l'aimait proprement, parce que Lucerys le méritait aussi. Il méritait de l'entendre et de le savoir et de ne pas douter de lui, douter de la place qu'il avait dans le cœur du prince vaurien.
Il savait bien que Lucerys ne lui reprochait rien, il avait un cœur trop bon pour cela mais il avait quand même besoin de le lui dire, de le laisser savoir.
Pardonne-moi pour tout avait-il envie de lui dire car il n'avait pas été capable de le protéger. Daemon aurait dû savoir qu'il ne présageait rien de bon de laisser partir Lucerys à Accalmie, il aurait dû l'accompagner peut-être ou être plus dur avec lui pendant ses entraînements, le brusquer quoi qu'il en coûte pour le préparer à la dure réalité des choses, du monde, de leur royaume.
Mais les mots restèrent coincés dans le creux de sa gorge, comme il fermait brièvement les yeux avant que le jeune prince ne lui racontent quelques nouveautés à son sujet qui vinrent apaiser un peu son cœur, parvinrent même à créer chez lui un fin sourire.

Du coin de l'œil, il observait le petit brun tandis qu'il lui contait les aventures qui avaient été les siennes depuis son retour, sa rencontre avec ce fameux Romarn et bien vite, il apparut à Daemon que ce garçon n'était peut-être pas qu'un ami rencontré sur la route.
Il était certain de voir une étincelle dans les yeux de Lucerys quand il lui parlait de ce que Romarn avait fait pour lui et quand il lui demandait également quelques faveurs.
Il fut même tenté de mettre les pieds dans le plat, comme il en avait bien souvent l'habitude, Daemon n'était pas particulièrement connu pour sa délicatesse ou son étiquette, c'était le moins qu'on puisse dire. Cependant, il décida tout de même de laisser quelque répit à son fils. Pour l'instant.

« Très proche, hein ? Bien. J'essaierais de me montrer indulgent alors. »

Finalement, Daemon se recula un peu, non sans conserver son sourire au coin des lèvres et ses bras autour de Lucerys, bien que l'une de ses mains revint effleurer sa joue.

« Alors tu as voyagé ? Et si tu me racontais tout ça à l'intérieur et... Est-ce que ta mère sait que tu es là ? »

Daemon réalise soudainement qu'il n'a pas vu Rhaenyra la nuit passée, il ne sait pas non plus quand Lucerys est arrivé, il ne lui a pas demandé, tout chamboulé qu'il était par leurs retrouvailles et ses propres états d'âmes avant de retrouver son fils.

Lorsque les gens avaient regardé les Targaryens par le passé, ils avaient vu en eux de la puissance, de l'extraordinaire, des hommes plus proches des Dieux que des mortels. Leurs dragons, leur apparence, leurs incroyables légendes et destinées et leur affiliation à l'illustre Valyria... Il était effectivement aisé de les comparer à l'extraordinaire, à les croire plus vaillant et plus légendaires qu'ils ne pouvaient véritablement l'être parfois.
Daemon lui même s'était souvent nourri de ces légendes, de cette puissance, il l'avait encensé et manié comme un bouclier, une armure à part entière. Mais être un Targaryen pouvait être plus pesant que ce que le commun des mortels voyaient.
Le sang du dragon était un sang qui s'échauffait vite, violemment et bien souvent cruellement... Mais lorsque ce sang devenait trop chaotique, lorsque l'âme d'un Targaryen devenait trop sanguinaire, dans ce royaume, ce n'était jamais bien vu et l'on était toujours vu comme un monstre. Même au sein des Targaryens. Et Daemon en avait fait les frais... Sa propre famille lui avait tourné le dos, l'avait jugé et regardé de haut, l'avait jugé incapable pour le chaos qui trônait dans son cœur et son manque de calme...
Mais être trop sensible, trop doux... N'était-ce pas non plus un problème lorsque l'on était un Targaryen ?
Lucerys avait tant eût à cœur de faire ses preuves, de prouver ce qu'il valait, que le sang dans ses veines était celui de sa mère, qu'il en était mort...

« Lucerys... »

Daemon soupire son nom, sa voix, son attitude sans doute plus las qu'il n'en a l'habitude quand il s'étonne de la fierté qu'il lui porte. Il faut dire que cette nouvelle vie l'épuise, la perspective de devoir se battre de nouveau contre tout ce chaos en lui, cette noirceur, ces blessures, ces traumatismes... Il semble que les séquelles ouvertes à Harrenhal ne se soient jamais véritablement refermées dans son esprit, empiré par les dernières lunes de sa vie passées à Port-Réal auprès d'une Rhaenyra éteinte, puis, celles passées dans les Conflans à chasser Aemond et finalement... Finalement, sa mort, celle-là même qui lui avait laissé la chance, la justice de venger Lucerys.

« You don't need to be all of this to make me proud... You are here, that's enough. »

Il y avait bien des certitudes, bien des choses qui s'écroulaient quand on perdait un enfant. Quand on perdait plusieurs enfants. Cette guerre leur avait tant coûté, et parmi ses pires cauchemars, Daemon se blâmait de ce qu'il avait fait à Rhaenyra, mais comment ne pas se blâmer non plus de n'avoir jamais pris le temps de laisser savoir à ses fils, à ses filles à quel point leur place était gravé dans son cœur, à quel point il était fier d'eux ?

Daemon n'avait jamais été capable de baisser ses barrière dans cette précédente vie, sa fierté, il ne l'avait gardé que pour nourrir son égo... Il avait été un homme fier, sans jamais être capable de l'exprimer à ses propres enfants, quelle ironie...
Malgré tout, il restait un homme arrogant, dédaigneux de sa propre faiblesse, de sa vulnérabilité et à cet instant, il fallait bien admettre que Lucerys le mettait à rude épreuve...
Comment pourrait-il ne pas ressentir de contentement ou de la satisfaction, de la fierté quand son regard fixait irrémédiablement Luke à cet instant, si brave, devenu si homme, lui qui affrontait son regard pour lui dire tout ce qu'il avait à lui dire ? Pour lui confier des sentiments que lui-même craignaient tant qu'il préférait les ensevelir sous de la colère, de la violence ou de l'arrogance...

Pour toute réponse, Daemon fuit, lui. Il baisse un peu la tête, si légèrement agacé d'être ainsi amené à genoux, mais si satisfait jusque dans sa chaire d'entendre Luke l'appeler père, lui dire qu'il l'aimait comme tel, qu'il le pardonnait...
Daemon n'était pas certain qu'il mérite une quelconque absolution, le pardon était-il possible pour un vaurien de son espèce ? Pour un meurtrier, un dégénéré ? Il était capable de tant de violence, il avait tant de sang sur les mains...
Pourtant, ce jeune blanc bec se tenait face à lui et prétendait tout lui pardonner, comme s'il pouvait savoir, comme s'il pouvait prétendre connaître une once de la noirceur de l'âme de cet homme qu'il appelait père, qu'il jurait aimer...
Tant de bonté dans l'âme de Lucerys, tant de lumière... Daemon s'en étoufferait presque avec l'émotion qui le rattrapait et lui donnait envie de cogner dans un mur, ou d'ingurgiter un pichet ou deux de vin.
Et malgré ses pires travers, il était si épuisant de lutter, si épuisant d'être en colère tout le temps... Et il était si bon, si terriblement bon de retrouver son fils... Alors Daemon se laissait aller un peu, se rendait doucement à cette faiblesse contre laquelle il luttait pourtant depuis si longtemps...
Il baisse la tête, seulement, les traits de son visage se déformant sous un demi-sourire, une demi-grimace avant qu'il ne relève légèrement les yeux.

« Well... This apply in the other way around too, Luke... Whatever guilt you might bear, I forgive it all... For I could not be more happy to see you home again... »

Jusque-là, Daemon avait bouillonné de rage, en songeant aux Verts revenus d'entre les morts, à cette garce d'Alicent qui avait récupéré tous ses enfants alors qu'aucun des leurs ne leur avait été rendu...
La présence de Luke le rendait si heureux, et malgré lui, malgré qu'il se le soit interdit, Daemon se mettait à espérer après le reste de ses fils, après ses filles... Il était si impatient de pouvoir partager la vie et le temps de Luke de nouveau, de l'entendre lui raconter tout ce qu'il avait vécu depuis son retour, notamment avec ce garçon dont il semblait s'être "rapproché".

« As soon as you wish. »

Ce n'était pas comme si ses journées étaient particulièrement occupées, à part aller traquer quelques bandits sur les routes des Terres de la Couronne et en récolter les récompenses pour tenter de remplir un peu les caisses si fracturées de Peyredragon...

Un instant, Daemon songe que la présence de Lucerys leur ramènera sans aucun doute un peu de chaleur dans la forteresse en ruines... Rhaenyra est déjà au courant de son retour, lui apprend Luke et il rit faiblement avec lui à son récit, mais son cœur se pince quand il parle de Jace.
Être un second fils n'est point toujours aisé... Daemon ne le sait que trop bien. À chaque fois qu'il avait posé les yeux sur les fils de Rhaenyra et qu'il avait observé leur complicité, leur connexion et leur fraternité, il n'avait pu s'empêcher de se sentir fier que Rhaenyra ait deux fils qui s'entendaient si fortement, qui s'aimaient et se protéger si férocement...
Pour lui, cela n'était en rien étonnant que Luke se sente coupable d'être revenu quand son aîné n'était pas là, non seulement pour le lien qu'ils partageaient tous les deux, mais aussi parce que c'était là le lot des seconds fils, au fond : faire partie de l'ombre de leur aîné, se sentir redevable envers eux, se sentit investi d'une mission de les protéger... Il n'avait aucun doute que ces sentiments là faisaient partie de Luke...

« She was right to scold you. »

Il murmure, dans un sourire crispé, comme il songe que c'est peut-être bien la seule chose sur laquelle il soit capable de s'accorder avec sa nièce-épouse actuellement.
Mais Rhaenyra et leurs querelles quittent finalement son esprit quand Lucerys se saisit de ses poignets et l'entraîne à l'intérieur avec lui, lui racontant ses épopées avant qu'il ne l'encourage à en faire de même.

« Nothing as quite interesting, I fear. I mostly stayed here and tried to put this old castle back on his feet. »

Volontiers, le prince vaurien suit Lucerys à l'intérieur, bien décidé à l'interroger un peu plus sur son retour, à l'écouter parler pendant des heures. Son cœur saignait pour la fratrie de ce dernier toujours absente, mais il se réjouissait pourtant tellement de cet enfant qui leur avait été arraché si tôt, si cruellement, si injustement, et qui leur revenait le premier.
Daemon a beau ne pas le vouloir, l'espoir est un sentiment bien arbitraire et volatile, il vient comme il lui plaît, et à cet instant, il jette sa poigne d'acier sur son cœur meurtri.