Cerion n’avait pas quitté le Roc depuis le tournoi du Val. Il n’y avait simplement pas d’autre occasion de voyager ; le loisir de la chasse et du combat était devenu sa principale préoccupation, ainsi que l’attente d’une nouvelle guerre avec une impatience morbide. Ses adversaires lors des joutes n’avaient eu aucune pitié — et c’était tant mieux, il détestait lorsque son handicap semblait susciter l’hésitation ou pire encore, la compassion d’autrui. A ce traitement, il préférait mille fois la raclée. Avec quelques petites victoires par-ci par-là pour sauver l’honneur, au final il ne s’en était pas trop mal sorti dans le classement. Ça aurait pu être pire. Heureusement, les échecs des uns et des autres avaient été formidablement obscurcis par l’annonce fracassante et opportune de la mort du suzerain de l’Orage. Et par la volonté divine, la princesse Aerea n’avait pas souhaité être présente et ses yeux améthystes avaient été préservés de la performance respectable mais fort peu impressionnante du Lion qui aurait pu tarir l’admiration qu’elle avait pour lui. Mais c’était injuste, aussi ! De son temps, il était l’un des plus forts. Et voilà que soudainement, il devait affronter des légendes du passé et du futur beaucoup plus dangereux et talentueux que ses propres contemporains. Ou peut-être était-il juste très mauvais joueur. C’était tout à fait probable aussi.

Quoiqu’il en soit, la nouvelle année était une célébration propice à la fête. Ce devait être un jour très spécial pour que Port-Réal fasse l’effort de nettoyer ses ruelles moisies et rende son éclairage public fonctionnel. Cerion avait très mal aux yeux et pour cause, il ne pouvait pas laisser reposer son iris sans tomber sur un drapé aux couleurs criardes. Par les dieux, qu’il haïssait cette mode des couleurs vives qui transformaient les hommes en cibles vivantes. Il s’était contenté d’une tenue sobre grisâtre et marronnasse qui ne trahissait pas ses origines nobles. Il n’avait personne à impressionner ici, après tout. Afin de ne pas être contraint de marcher avec un bâton noueux et pour laisser sa jambe reposer, il s’était débrouillé pour obtenir une petite charrette de fortune. Ainsi installé plus ou moins confortablement et tiré par un cheval au pas qui ne se laissait pas perturber par le brouhaha ambiant, il cherchait quelque chose du regard. Ou plutôt quelqu’un.

Autour de lui, la chaleur et l’odeur des étalages de marchés lui piquaient le nez mais il ne se préoccupait nullement de ces étoffes de mauvaise qualité qu’un vendeur moustachu de petite taille essayait désespérément de lui vendre et encore moins de ce pseudo magicien qui venait de faire disparaître l’enfant d’une dame et n’arrivait pas à le faire réapparaître, provoquant autour de lui un attroupement paniqué.

Non, tout ce qui intéressait Cerion, c’était de savoir où diable Aerea Targaryen était passée.

Elle n’avait pas spécialement été invitée mais puisque c’était elle qui était chargée de l’entretien des chevaux, il suffisait de calculer 2+2 : là où allaient les canassons, elle allait aussi. Par la force des choses, habitant dans le même endroit et se fréquentant régulièrement sur le terrain d’entraînement ou auprès des chevaux, ils se côtoyaient avec plus ou moins d’appréciation mutuelle. C’était très difficile pour un homme comme le Lannister de se faire des amis et il ne pouvait s’empêcher de regarder la jeune fille avec ce biais d’ancien laquais qui n’arrive pas à accepter leur nouvelle condition d’égal à égal. Dès le début il avait joué le jeu mais ça ne lui semblait pas naturel de ne pas l’appeler « votre Altesse » et de la tutoyer.

Finalement, il aperçut furtivement le dessus de sa tête au milieu de la foule. Le vendeur d’étoffes commençait sérieusement à lui courir sur le haricot alors il le dégagea prestement d’un coup de cravache qui fit sursauter le cheval. Le boutiquier s’enfuit, vaincu. Et Aerea parvint jusqu’à lui. Du plat de sa main, il frappa la place à côté de lui dans la charrette comme pour demander à un chien de sauter.

« Viens là. » Elle avait des choses entre les mains, probablement des achats. Il n’y prêta pas attention, préférant grogner. « Et arrête de courir partout, je te l'ai dit, c’est dangereux ici. Déjà à notre époque c'était un trou à merde. »

Comment ? Lui, inquiet ? ...Bon, jamais il ne l’admettra.

De son côté, Robert s’amuse comme un enfant ivrogne. Une fête, de la musique, une occasion de danser et de l’alcool qui coule à flots dans les chopes, cela suffisait largement pour rendre ce grand dadais heureux. Bien qu’il ait cru entrapercevoir le visage d’Elenda dans la foule, il ne l’avait pas revue et il était venu seul. Il ne se rendait que rarement à Port-Réal et à mesure que le temps passait, il oubliait régulièrement de faire preuve de vigilance. Les cris d’un homme perché sur une charrette et l’arrivée inopinée d’une jeune fille aux cheveux argentés lui rappelèrent vaguement que les Targaryen étaient toujours là et qu’il risquait constamment d’en croiser un qui pourrait le reconnaître. Mais il ne s’inquiétait pas trop : son chemin avait déjà croisé celui de Visenya Targaryen et de son dragon gigantesque, puis de sa Némésis Rhaegar et pourtant, il était toujours vivant. Qu’est-ce qui pourrait lui arriver de pire ? La seule chose qui le préoccupait, en épicurien modèle, c’était de prendre du bon temps.

Trop occupé à un jeu stupide qui consistait à jeter des pièces dans un gobelet, le but étant de ne rater aucun lancer afin de remporter l’intégralité de la mise, Robert ne remarque pas l’ours qui grogne et qui se rapproche dangereusement de lui. Lorsqu’une voix menaçante, grave et retentissante l’interpelle, il se retourne et il n’est pas surpris de tomber sur une tête argentée avec des yeux violets qui le regarde comme s’il allait le transformer en pâtée pour dragon. Pas surpris, mais tout de même un peu embêté : c’était la première fois depuis son retour à la vie qu’il provoquait une réaction aussi négative chez quelqu’un. D’un autre côté, il aurait dû s’y attendre. Si cet homme avait opté pour la sobriété, Robert se montrait toujours avec les couleurs et les symboles de sa Maison.

« Et moi j’ai l’impression de t’avoir vu déjà mille fois. Impossible de faire deux pas dans la rue sans tomber sur l’un des tiens. »

Raille-t-il, toujours aussi désespéré de ne pas tomber sur un seul Targaryen susceptible de le laisser tranquille. Sa chère grand-mère Rhaelle, tiens, par exemple. Il scrute le visage de cet homme l’espace d’un instant, essayant de le reconnaître. Il est imposant et menaçant, l’éclat de la folie héréditaire brille dans son regard et malgré son attitude décontractée, le cerf sent venir le danger. Mais il ne sait pas encore si l’autre l’a reconnu ou s’il doute encore. Finalement, il plisse les yeux et feint la réflexion.

« Non, on ne s’est jamais vus. Une trogne de criminel comme la tienne, je m’en serais souvenu. »

Robert, de son côté, n’a rien promis à personne. Et étrangement, malgré sa personnalité explosive et sa manie de prendre des décisions aussi stupides que dangereuses, il s’en était plutôt bien sorti jusqu’à maintenant depuis son retour à la vie. A sa plus grande surprise, ses ancêtres Baratheon et Durrandon semblaient avoir un semblant d’affection sincère à son égard et au tournoi, il avait eu une nouvelle fois l’occasion de démontrer quel genre d’homme il était : un guerrier, qui savait faire danser son épée dans une valse de la mort avec la facilité la plus déconcertante. Dans le passé il avait été craint et redouté comme l’avait été Maegor, la fureur était leur motivation principale même si une fois sûr le Trône de Fer, ils avaient été des souverains bien différents. Le fils de Visenya ne semblait rien pouvoir ressentir — ni la peur, ni l’amour, ni la compassion, une fureur sourde et froide à laquelle seule sa mère semblait être épargnée. Alors que Robert pouvait parfois être touché par la grâce et faire preuve de la magnanimité qu’on attend du vainqueur même avec ceux qui le haïssaient. D’ailleurs, il perdait rarement. Le sanglier avait été la malheureuse exception qui confirme la règle.

« Moi je le sais. Mais autour de nous, qui s’en souvient encore ? »

C’était peut-être une bassesse mais c’était vrai. Mille ans plus tard, si les Fidèles de Trios ne s’étaient pas interposés pour bouleverser le cours paisible de l’Histoire, Westeros serait toujours une terre définitivement débarrassée des Targaryen et il ne resterait plus grand-chose de l’héritage du premier des Aegon. C’est normal que Maegor soit furieux. Il foule les terres de sa naissance et pourtant, plus rien ne lui est familier, et voilà qu’il tombe sur celui qui est responsable de la fin de l’héritage de sa glorieuse dynastie. Alors que lorsque Robert rentre à Accalmie, c’est une suzeraine Baratheon qui règne, une fille de son sang. Là bas, il est attendu et reçu avec chaleur et c’est comme si rien n’avait changé, comme s’il était toujours ce jeune seigneur fougueux qui traversait le Bois-du-Rois tous les matins pour chasser avec la Cour.

Maegor serre les poings, comme pour l’inviter à régler leur querelle dans le noble art du pugilat ; et c’est une offre que Robert Baratheon ne peut pas refuser. Aussitôt, il retire son manteau afin de se mouvoir avec plus d’aisance et il le jette derrière son dos comme un vulgaire chiffon, bougeant ses épaules pour les faire craquer.

« Tu ne me fais pas peur. Mon chemin a croisé celui de ta mère dans cette même ville et pourtant, ma tête est toujours collée au reste de mon corps. A force de pourrir tous ensemble dans votre forteresse et de vous baiser les uns les autres, vous vous ramollissez. J’ai confiance en mes chances de survie. »

Il avait d’ailleurs croisé bien plus que le chemin de Visenya mais ce n’était pas le genre de discussion qu’il souhaitait avoir avec le cher fiston de celle-ci. Il frotta ses mains entre elles et commença à tourner lentement autour de son adversaire.

« Tu n’es même pas un véritable homme. Six épouses, et même pas foutu d’en tirer un seul enfant. »

Il lui frappa l’épaule, cherchant à exciter davantage sa colère.

« Voyons ce que tu vaux. »